Voyage au bout de la tourbe

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Vous avez dit tourbé ? La tourbe est le produit de la fossilisation de débris végétaux ; riche en carbone, c’est le combustible utilisé dans les régions pauvres en forêts comme l’Islande, l’Irlande, l’Écosse...

Comment les whiskies tourbés ont conquis la planète

Lande écossaise et tourbe
Pixabay

Son usage est multiple (construction [*], isolant…) et insolite comme ces luthiers qui immergent le bois de chêne de leurs instruments dans la tourbe pour lui donner une couleur noire profonde et durable. La couche progresse de 5 cm par siècle pour se transformer en charbon au bout d’un million d’années dans les profondeurs de la terre.

Celle qui nous intéresse, existe en trois qualités : blonde, brune ou noire. Son âge varie entre 3000 et 12000 ans suivant la profondeur, (6 mètres pour la plus ancienne). Sur l’île d’Islay, « la mecque » du whisky tourbé, la distillerie Laphroaig dispose sur ses terres d’une quantité de tourbe pour 4000 ans d’utilisation, de quoi voir venir…

Tourbe
Pixabay

Alchimie de la tourbe, mystères et fantasmes :

Au cours d’une dégustation une jeune femme nous a demandé si la tourbe était distillée avec l’orge dans l’alambic, un autre pensait qu’elle était jetée dans le fond du fût et vieillissait avec le whisky.

Que neni ! On vous explique :
On fait d’abord germer le grain d’orge dans de l’eau tiède pendant deux jours pour qu’il transforme l’amidon en sucre, condition indispensable à la transformation de ce sucre en alcool.
Dans les malteries industrielles comme celle de Port Ellen on fourre ensuite l’orge malté dans de gigantesques tambours où le mouvement combiné à la circulation de l’air humide sépare les graines germées entremêlées (pendant 4 jours et demi). Dans certaines distilleries, (Springbank, Kilchoman, The Balvenie, Highland Park, Laphroaig, Benriach, Bowmore) ce travail est encore effectué manuellement sur des aires de maltage.

Aire de maltage Laphroaig (7 tonnes d’orge)
Emma Jane Hogbin Westby
Orge maltée, The Balvenie
Emma Jane Hogbin Westby

Dernière étape et c’est là qu’intervient la tourbe : on sèche la graine germée dans des fours (kilns) en brûlant tout doucement un feu de tourbe dont l’épaisse fumée verdâtre va imprégner durablement (pendant une trentaine d’heures) l’orge maltée.

Four à tourbe
Paul Joseph

Fumée diabolique

C’est là que la magie opère : les phénols aromatiques seront présents dans votre dram malgré les étapes de la fermentation, de la double distillation et du vieillissement du whisky dans le fût pendant de longues années. Vous savez maintenant d’où proviennent les fortes odeurs de fumée, de médicament, de pneu, de caoutchouc chauffé que vous vénérez (ou détestez) dans votre whisky single malt tourbé, qui collent au verre et sur vos doigts comme le vieux sparadrah sur la casquette du Capitaine Haddock.

La tourbe : je t’aime, moi non plus…

Lors des dégustations, deux profils se distinguent parfaitement : on le perçoit instantanément dans le sourire béat ou la grimace de dégoût de celles et ceux qui vont adorer ou profondément détester ces whiskies single malt tourbés.

Autrefois apanage des vieux loups de mer écossais, le whisky tourbé méprisé par le plus grand nombre s’est imposé à partir des années 90 en scandinavie et dans les pays du nord, comme en Allemagne où on raffole de tout ce qui est fumé, (poissons, viandes, charcuteries…) Les Français, comme en politique, sont partagés en deux.

Le goût pour la tourbe s’estompe à mesure que l’on descend vers le sud de l’Europe où l’on préfère les whiskies plus légers et plus ronds. Tout ça bien sûr sont des généralités issues de statistiques de ventes, à tempérer suivant les pays.

Planète tourbée

En l’espace de deux decennies, tout le monde s’y est mis : Allemands, Suédois, Gallois, Suisses, Français, Australiens, Indiens, Taiwanais… Les Japonais ne sont pas en reste, ils sont fous de tourbe depuis toujours ! Seuls les Américains la boudent et lui préfèrent les rondeurs vanillées des whiskeys bourbons.

Le tourbomètre de Richter

Depuis une dizaine d’années, une course effrénée à la tourbe (quasi exclusivement Écossaise) voit fleurir des références de plus en plus tourbées : Sachant qu’un Laphroaig « pèse » 45 ppm et qu’un Ardbeg 55 ppm, la palme revient à la série mythique des Octomore (Bruichladdich – Islay), créée par Jim McEwan avec 258 ppm pour l’Octomore 6.3 ! On mesure la force de la tourbe en ppm (parts par millions) sur l’orge maltée et non sur le whisky.

Degustation Octomore 7.1 Bruichladdich
Le Monde du Whisky

Navigation en eau tourbe

Il est convenu entre experts que le goût et l’odorat saturent aux alentours de 80 ppm ; difficile de discerner objectivement ce qui ce passe au delà. Dans le cas des Octomore, la puissance de la tourbe n’empêche nullement la coexistence avec la richesse aromatique et la finesse du whisky single malt. On est dans un produit d’exception, un travail d’orfèvre.

On ne peut pas en dire autant de certains whiskies qui n’ont pas grand chose d’autre à offrir qu’une sensation exclusive de tourbe en bouche, palliant ainsi à une absence quasi totale de saveurs.

Ma tourbe, mon whisky single malt et moi

On peut certes, raffoler de cette sensation unique car le plaisir de la dégustation est respectable et totalement personnel, pour notre part nous pensons qu’un whisky single malt tourbé se doit d’offrir un bouquet aromatique varié pour contrebalancer cette puissance émanant de la tourbe. Complexité et diversité à l’image de la nature, ça fonctionne aussi avec le whisky.


[*En Irlande et en Islande au XVIIe et XVIII siècle, les plus pauvres construisaient leurs maisons et leurs fermes en tourbe.